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Depuis qu’il est rentré d’un voyage en Crimée, voici quelques mois, nous sommes alors en 1934, le grand poète Russe Ossip Mandelstam aime cité ce vers de l’un de ses anciens poèmes: Oh, j’aimerai tant entrer dans la danse, causer sans frein, articuler la vérité (p.17).
En effet, ce voyage fut une révélation. C’est alors qu’il prît pleinement conscience des conséquences tragiques et criminelles de la politique Stalinienne de la collectivisation forcée des campagnes: famine, déportations des Koulaks, exode de millions de paysans vers les villes…Combien d’êtres humains périrent alors, trois, quatre, dix millions?
Ainsi, au début du beau livre de Robert Littel , L’hirondelle avant l’orage (The Stalin Epigram), le poète se trouve à un tournant dans son existence, aussi bien en tant qu’homme que poète, même si le second est indissociable du premier.
D’ailleurs, lorsqu’il est appelé à décliner son identité, il se présente toujours ainsi: Je suis le poète Ossip Mandelstam…
Il a donc pris conscience de ce qu’était le communisme dans sa variante Stalinienne, et ne peut tout bonnement plus faire preuve de complaisance à son égard. Comme le précise la narratrice du premier chapitre, Nadejda Yakovlevna, son épouse, Mandelstam ne mâchait plus ses mots (p.17)….
Chaque chapitre aura son narrateur. Ainsi, se succéderont Nadejda, Vlassik, le garde du corps de Staline; Fikrit Shotman, ancien champion d’haltérophilie; Anna Andreïevna Akhmatova, poétesse reconnue, et amie des Mandelstam et de Pasternak; Boris Pasternak; l’actrice ami d’Ossip, Zinaïda Zaitseva-Antonova, et le poète lui-même.
Staline amorcera également un virage déterminant au cours de cette année 1934.
En effet, il saisira comme prétexte l’assassinat de Sergeï Kirov, le chef du parti à Leningrad, pour engager une politique de répression massive qui ne prendra fin que cinq ans plus tard…
Les grandes purges auront pour objectif d’éliminer toute opposition, réelle ou potentielle, dans le parti, l’armée, ainsi que dans la société toute entière.
Cette vague emportera tous les dirigeants historiques de l’URSS, les Bolcheviks, à l’exception de Staline lui-même: Zinoviev, Kamenev, Boukharine seront exécutés.
Trotski, expulsé du pays, réfugié au Mexique, sera assassiné par un agent du NKVD (la police politique du régime), Ramon Mercader.
L’arrivée au pouvoir de Hitler, ainsi que le déclenchement de la Guerre d’Espagne, inciteront Staline a frappé également tous ceux suspectés d’alimenter une hypothétique cinquième colonne, et qui pourraient profiter d’une éventuelle guerre impliquant l’URSS pour s’en prendre à lui.
Ainsi, au plus fort de l’hystérie répressive, et notamment entre 1937 et 1938, plus de mille personnes étaient exécutées…par jour.
C’est dans ce contexte que le poète sent que sa situation va vite devenir intenable. Il considère d’ailleurs, en homme lucide, que son sort est scellé (p.20).
Car, dans la société Stalinienne, rien ne peut être publié, voire écrit, qui ne soit conforme à la ligne du parti. Les conséquences sont évidentes: il s’agit de la fin de toute liberté d’expression, de la mort de l’art, tout simplement.
Si l’art, en tant que tel, est interdit par le parti, le poète est condamné à mort, ou au silence…
Lors d’une réunion d’artiste organisé par Staline et dont Maxime Gorki est l’hôte, le dictateur défini cette ligne idéologique: le réalisme socialiste proclame que l’art ou la culture n’existe pas dans l’abstrait. Tout art et toute culture servent la Révolution et le parti, ou pas. Les auteurs, poursuit-il, ont l’obligation morale d’inspirer au prolétariat soviétique des rêves socialistes (p.45).
La culture est donc une arme politique à la disposition du régime. Les artistes doivent se contenter de demeurer des militants soutenant la ligne du Parti, et rien d‘autre. Toute tentative de tracer sa propre voie risquerait d’être interprétée comme un acte subversif.
Lors de la réunion avec les écrivains, Staline fait l’éloge de sa politique de collectivisation, qu’il décrit comme un succès cataclysmique (p.46), expression révélatrice des effets dévastateurs ce cette campagne. Mais, en URSS, il n’y a que des réussites, selon la règle de l’infaillibilité du Parti (basé sur ce que le dictateur appellera l‘irréfutable marxisme scientifique). Même dans ce cas, l’écrivain a le devoir de justifier la collectivisation auprès des masses (p.46).
L’utilité politique de l’écrivain est précisément de justifier l’injustifiable auprès de ces concitoyens, y compris de telles entreprises criminelles. Les plus enthousiastes à accomplir cette tache seront choyés, et récompensés par les autorités.
Dans ce contexte, tout un chacun est sommé de devenir complice de la politique criminelle menée par le régime. Ceux qui s’y refusent, n’étant plus d’aucune utilité politique, seront éliminés. En effet, soit on collabore, soit on est broyé par l’appareil répressif.
Au cours de la réunion, un jeune auteur, Sergo Saakadzé, ose apostropher le dictateur au sujet de la collectivisation, sujet qu’il connaît bien, car sa propre famille en a souffert, et met l’accent sur ses effets dévastateurs…
Staline précise que les excès sont à la mesure de la réussite de cette politique: en somme, plus le succès est éclatant, plus grand est le nombre des victimes !
Mais, une fois la réunion terminée, la colère du dictateur éclate, car un malotru osa le contredire en public: critiquer la collectivisation ou agiter le spectre de la famine en public est l’équivalent moral du sabotage. Que les Organes de sécurités s’occupent de lui (p.49), dit-il à son garde du corps…
Ainsi, le citoyen sera contraint de soit devenir complice du régime, soit se murer dans le silence, s’il souhaite continuer à vivre…
Voila le dilemme devant lequel se trouve tout individu, et particulièrement, tout artiste souhaitant conservé son autonomie, et sa dignité.
Tout artiste digne de ce nom s’efforce d’exprimer la vérité, tout du moins la sienne…Que faire, alors?
Anna Akhmatova perçoit chez Pasternak et Mandelstam cette volonté de s’exprimer: ils sentaient tous deux une responsabilité de dire la vérité dans cette friche de mensonges (p.61).
Rechercher la vérité, et l’exprimer, c’est préserver son indentité, son humanité aussi.
Quiconque emprunte cette voie refuse catégoriquement de se voir ravalé au rang d’instrument, d’objet du pouvoir. L’individu signifie ainsi son ambition de garder la maîtrise de son existence, et de sa pensée.
Dans un contexte de répression grandissante, cela devient de plus en plus difficile et dangereux de ne pas abdiquer, et de tenter de rester soi.
L’espace vital de l’individu libre se réduit progressivement, il est constamment, partout, sous surveillance. Chacun surveille l’autre, les espions du régime veillent, afin de repérer au plus vite toute activité non conforme aux diktats du Parti, et la dénoncer immédiatement aux Organes, afin de n’être pas soi même suspecté de complicité.
C’est à qui démasquera l’autre le premier, dans cette véritable course à la dénonciation!
Mandelstam fera cet amer constat: J’ai l’impression que le monde se referme sur moi (p.63). L’individu est contraint de se replier sur lui-même pour ne pas se faire remarquer, et échapper ainsi aux innombrables dénonciateurs.
Dans ce contexte de répression terrible, la poésie tient une place plus importante qu’ailleurs. Il en va de même pour le poète, sa responsabilité étant d’autant plus grande!
J’ai de la chance de vivre dans un pays où la poésie compte-on tue des gens parce qu’ils en lisent, parce qu’ils en écrivent (p.63), constate-t-il…
Il revient au poète, mais également à tout un chacun, dans son domaine respectif, de déterminer jusqu’où il doit aller. Cette lutte, cette obligation morale que l’on endosse de ne pas transiger, sans pour autant se mettre en danger, est épuisante.
Je suis usé par l’impossibilité de changer les choses. Je vis dans la foi et la poésie, la foi et la peur, la foi et le travail (p.64), dira Pasternak à ses amis Mandelstam et Akhmatova.
La peur est omniprésente. Nul n’est jamais à l’abri d’une dénonciation, même la plus fantaisiste. Le pauvre Fikrit sera dénoncé par un collègue du cirque où il travaille parce qu’il y a une vignette de la Tour Effel collée sur sa malle. Il sera accusé de complot Trotskiste, et condamné à quatre ans de camps de travail! Aussi, comment ne pas redouter que l’action la plus anodine ne sera pas considérée par le pouvoir comme un délit anti-soviétique ?
Il faut constamment être sur le qui vive, à chaque instant, partout, à fortiori si vous êtes un poète célèbre! La pression exercée sur vous par le régime est intense. Il compte sur vous pour le soutenir, explicitement et ouvertement, à toute occasion.
Pour être soi, on risque donc de transgresser toutes les lois de cette société, et notamment la plus importante: la vérité est une valeur de nature politique en URSS, et déterminée par le régime en fonction de ses intérêts politiques immédiats.
Ainsi, contredire la vérité officielle est un acte de pure folie, suicidaire! Cela relève de l’article 58 du code pénal soviétique: propagande antisoviétique et activité contre-révolutionnaire.
Mandelstam s’en rend compte, suite à une remarque de Pasternak au sujet de Hamlet:
moi, je feins d’être sain d’esprit pour justifier mon incapacité à agir, dans la mesure où aucune personne saine d’esprit ne ferait ce que dois faire (p.67), dit-il.
Staline a érigé une société où dire la vérité est réservé aux fous, car celui qui l’exprime risque la mort. Seul, en effet, un fou ou un désespéré s’y hasarderait…
Mais Mandelstam sent que le temps est venu pour lui d’agir: il (Staline) n’a pas cessé depuis, de tuer l’espoir, de nous pousser toujours plus profond dans un nouvel âge de glace. Il faut l’arrêter (p.69).
Mais comment se débarrasser de Staline?
Grâce à la poésie, une arme qui susciterait une prise de conscience, un mouvement d’opinion, un soulèvement, une révolte de la nation opprimée toute entière!
Je crois profondément au postulat selon lequel le noyau d’un poème renferme lui aussi un pouvoir explosif. Je suis capable de libérer ce pouvoir, je peux déclencher l’explosion si je réussis à abandonner ma raison, si je deviens assez fou, dans les deux sens du terme, pour laisser éclater le cri de la révolte coincé au fond de ma gorge (p.69), affirme le poète.
En quoi consiste ce pouvoir ?
Il s’agit du pouvoir de la vérité, vérité qui jusqu’à présent, était restée enfoui dans l’âme d’un peuple terrorisé, transformé en armée d’esclaves et de médiocres indicateurs.
Qui sait quel effet libérateur l’expression de la vérité provoquerait…
Si le poète arrive à vaincre sa peur et clamer la vérité, quoi qu’il lui en coûte, peut être que le peuple pourrait ensuite se défaire de la sienne.
Le régime n’existe et ne perdure que grâce à la peur qu’il inspire (lors de sa première visite en Pologne en tant que Pape, en 1978, Jean Paul II enjoindra ainsi la foule : n‘ayez pas peur!).
Il sera perdu le jour où le peuple n’aura plus peur de lui…
Vaincre la peur, c’est effectivement un moyen d’abattre le régime.
La poésie possède donc bien une dimension subversive réelle, ce qui explique toute l’attention que le régime porte à Mandelstam.
Le poète doit donner l’exemple, et le poème, en tant qu’ acte fondateur de la révolte, se transforme en instrument d’un réveil civique.
La révolte du poète est donc, un acte de courage impressionnant, mais aussi la manifestation d’un orgueil démesuré, le poète se prenant tout à la fois pour un prophète, un révolutionnaire, mais aussi un martyre!
Il fait également preuve de démesure et de folie, car, en appelant au sursaut et à la révolte, il signe son propre arrêt de mort.
Anna Akhmatova, bien qu’admirative ne peut cacher son inquiétude et désarroi:
Vous vous proposer de détruire Staline avec un poème!, s'écrie-t-elle (p.69).
Un poème explosant d’une vérité dont l’écho se propagera à travers le pays comme les ondulations créés par une pierre, lancée dans l’eau stagnante. Quelque chose d’aussi direct que « Le roi est nu», répond-il (p.69).
La vérité, de nature subversive car intraitable, réveillera un peuple abasourdi par plus de quinze ans de dictature féroce, et Staline lui-même ne pourra résister aux conséquences de ce réveil: la fin de la soumission. Si le peuple peut être conduit à voir le régime et le tyran tels qu’ils sont, il se soulèvera. Il ne supportera plus de vivre dans le mensonge et la crainte.
Pasternak résumera bien les conséquences d’une telle initiative:
Il vous tuera.
Le but est de sauver la Russie, pas moi, rétorque Mandelstam (p.70). Le poète, tel le Christ, s’offre en sacrifice pour sauver le peuple et la nation Russe.
Les termes du débat sont ainsi clairement posés, et sont au cœur de l’œuvre de Littell:
*a quoi sert la poésie si elle ne peut être elle-même, si elle dissimule la vérité ou s’accommode du mensonge ?
*A quoi sert le poète s’il doit surveiller son langage, et réprimer ses pensées et émotions les plus profondes, les plus authentiques, s’il doit taire les vérités criantes ?
*Un poète peut-il se cantonner dans l’anodin, lorsque des milliers de ses concitoyens sont martyrisés par un régime paranoïaque et sanguinaire ?
* un poète digne de ce nom doit-il aller jusqu’à risquer sa vie pour ne pas trahir son art ?
Voilà les questions auxquelles sont confrontés Mandelstam et ses amis, dans la Russie de Staline.
Anna tente d’échapper à cette logique, en affirmant la dernière chose dont la Russie ait besoin est la mort d’un poète de plus (p.71). Elle ne dit pas à quoi doit servir un poète vivant…
Mandelstam écrira son poème explosif…Le voici (L’épigramme à Staline, 1934, p.98):
En effet, ce voyage fut une révélation. C’est alors qu’il prît pleinement conscience des conséquences tragiques et criminelles de la politique Stalinienne de la collectivisation forcée des campagnes: famine, déportations des Koulaks, exode de millions de paysans vers les villes…Combien d’êtres humains périrent alors, trois, quatre, dix millions?
Ainsi, au début du beau livre de Robert Littel , L’hirondelle avant l’orage (The Stalin Epigram), le poète se trouve à un tournant dans son existence, aussi bien en tant qu’homme que poète, même si le second est indissociable du premier.
D’ailleurs, lorsqu’il est appelé à décliner son identité, il se présente toujours ainsi: Je suis le poète Ossip Mandelstam…
Il a donc pris conscience de ce qu’était le communisme dans sa variante Stalinienne, et ne peut tout bonnement plus faire preuve de complaisance à son égard. Comme le précise la narratrice du premier chapitre, Nadejda Yakovlevna, son épouse, Mandelstam ne mâchait plus ses mots (p.17)….
Chaque chapitre aura son narrateur. Ainsi, se succéderont Nadejda, Vlassik, le garde du corps de Staline; Fikrit Shotman, ancien champion d’haltérophilie; Anna Andreïevna Akhmatova, poétesse reconnue, et amie des Mandelstam et de Pasternak; Boris Pasternak; l’actrice ami d’Ossip, Zinaïda Zaitseva-Antonova, et le poète lui-même.
Staline amorcera également un virage déterminant au cours de cette année 1934.
En effet, il saisira comme prétexte l’assassinat de Sergeï Kirov, le chef du parti à Leningrad, pour engager une politique de répression massive qui ne prendra fin que cinq ans plus tard…
Les grandes purges auront pour objectif d’éliminer toute opposition, réelle ou potentielle, dans le parti, l’armée, ainsi que dans la société toute entière.
Cette vague emportera tous les dirigeants historiques de l’URSS, les Bolcheviks, à l’exception de Staline lui-même: Zinoviev, Kamenev, Boukharine seront exécutés.
Trotski, expulsé du pays, réfugié au Mexique, sera assassiné par un agent du NKVD (la police politique du régime), Ramon Mercader.
L’arrivée au pouvoir de Hitler, ainsi que le déclenchement de la Guerre d’Espagne, inciteront Staline a frappé également tous ceux suspectés d’alimenter une hypothétique cinquième colonne, et qui pourraient profiter d’une éventuelle guerre impliquant l’URSS pour s’en prendre à lui.
Ainsi, au plus fort de l’hystérie répressive, et notamment entre 1937 et 1938, plus de mille personnes étaient exécutées…par jour.
C’est dans ce contexte que le poète sent que sa situation va vite devenir intenable. Il considère d’ailleurs, en homme lucide, que son sort est scellé (p.20).
Car, dans la société Stalinienne, rien ne peut être publié, voire écrit, qui ne soit conforme à la ligne du parti. Les conséquences sont évidentes: il s’agit de la fin de toute liberté d’expression, de la mort de l’art, tout simplement.
Si l’art, en tant que tel, est interdit par le parti, le poète est condamné à mort, ou au silence…
Lors d’une réunion d’artiste organisé par Staline et dont Maxime Gorki est l’hôte, le dictateur défini cette ligne idéologique: le réalisme socialiste proclame que l’art ou la culture n’existe pas dans l’abstrait. Tout art et toute culture servent la Révolution et le parti, ou pas. Les auteurs, poursuit-il, ont l’obligation morale d’inspirer au prolétariat soviétique des rêves socialistes (p.45).
La culture est donc une arme politique à la disposition du régime. Les artistes doivent se contenter de demeurer des militants soutenant la ligne du Parti, et rien d‘autre. Toute tentative de tracer sa propre voie risquerait d’être interprétée comme un acte subversif.
Lors de la réunion avec les écrivains, Staline fait l’éloge de sa politique de collectivisation, qu’il décrit comme un succès cataclysmique (p.46), expression révélatrice des effets dévastateurs ce cette campagne. Mais, en URSS, il n’y a que des réussites, selon la règle de l’infaillibilité du Parti (basé sur ce que le dictateur appellera l‘irréfutable marxisme scientifique). Même dans ce cas, l’écrivain a le devoir de justifier la collectivisation auprès des masses (p.46).
L’utilité politique de l’écrivain est précisément de justifier l’injustifiable auprès de ces concitoyens, y compris de telles entreprises criminelles. Les plus enthousiastes à accomplir cette tache seront choyés, et récompensés par les autorités.
Dans ce contexte, tout un chacun est sommé de devenir complice de la politique criminelle menée par le régime. Ceux qui s’y refusent, n’étant plus d’aucune utilité politique, seront éliminés. En effet, soit on collabore, soit on est broyé par l’appareil répressif.
Au cours de la réunion, un jeune auteur, Sergo Saakadzé, ose apostropher le dictateur au sujet de la collectivisation, sujet qu’il connaît bien, car sa propre famille en a souffert, et met l’accent sur ses effets dévastateurs…
Staline précise que les excès sont à la mesure de la réussite de cette politique: en somme, plus le succès est éclatant, plus grand est le nombre des victimes !
Mais, une fois la réunion terminée, la colère du dictateur éclate, car un malotru osa le contredire en public: critiquer la collectivisation ou agiter le spectre de la famine en public est l’équivalent moral du sabotage. Que les Organes de sécurités s’occupent de lui (p.49), dit-il à son garde du corps…
Ainsi, le citoyen sera contraint de soit devenir complice du régime, soit se murer dans le silence, s’il souhaite continuer à vivre…
Voila le dilemme devant lequel se trouve tout individu, et particulièrement, tout artiste souhaitant conservé son autonomie, et sa dignité.
Tout artiste digne de ce nom s’efforce d’exprimer la vérité, tout du moins la sienne…Que faire, alors?
Anna Akhmatova perçoit chez Pasternak et Mandelstam cette volonté de s’exprimer: ils sentaient tous deux une responsabilité de dire la vérité dans cette friche de mensonges (p.61).
Rechercher la vérité, et l’exprimer, c’est préserver son indentité, son humanité aussi.
Quiconque emprunte cette voie refuse catégoriquement de se voir ravalé au rang d’instrument, d’objet du pouvoir. L’individu signifie ainsi son ambition de garder la maîtrise de son existence, et de sa pensée.
Dans un contexte de répression grandissante, cela devient de plus en plus difficile et dangereux de ne pas abdiquer, et de tenter de rester soi.
L’espace vital de l’individu libre se réduit progressivement, il est constamment, partout, sous surveillance. Chacun surveille l’autre, les espions du régime veillent, afin de repérer au plus vite toute activité non conforme aux diktats du Parti, et la dénoncer immédiatement aux Organes, afin de n’être pas soi même suspecté de complicité.
C’est à qui démasquera l’autre le premier, dans cette véritable course à la dénonciation!
Mandelstam fera cet amer constat: J’ai l’impression que le monde se referme sur moi (p.63). L’individu est contraint de se replier sur lui-même pour ne pas se faire remarquer, et échapper ainsi aux innombrables dénonciateurs.
Dans ce contexte de répression terrible, la poésie tient une place plus importante qu’ailleurs. Il en va de même pour le poète, sa responsabilité étant d’autant plus grande!
J’ai de la chance de vivre dans un pays où la poésie compte-on tue des gens parce qu’ils en lisent, parce qu’ils en écrivent (p.63), constate-t-il…
Il revient au poète, mais également à tout un chacun, dans son domaine respectif, de déterminer jusqu’où il doit aller. Cette lutte, cette obligation morale que l’on endosse de ne pas transiger, sans pour autant se mettre en danger, est épuisante.
Je suis usé par l’impossibilité de changer les choses. Je vis dans la foi et la poésie, la foi et la peur, la foi et le travail (p.64), dira Pasternak à ses amis Mandelstam et Akhmatova.
La peur est omniprésente. Nul n’est jamais à l’abri d’une dénonciation, même la plus fantaisiste. Le pauvre Fikrit sera dénoncé par un collègue du cirque où il travaille parce qu’il y a une vignette de la Tour Effel collée sur sa malle. Il sera accusé de complot Trotskiste, et condamné à quatre ans de camps de travail! Aussi, comment ne pas redouter que l’action la plus anodine ne sera pas considérée par le pouvoir comme un délit anti-soviétique ?
Il faut constamment être sur le qui vive, à chaque instant, partout, à fortiori si vous êtes un poète célèbre! La pression exercée sur vous par le régime est intense. Il compte sur vous pour le soutenir, explicitement et ouvertement, à toute occasion.
Pour être soi, on risque donc de transgresser toutes les lois de cette société, et notamment la plus importante: la vérité est une valeur de nature politique en URSS, et déterminée par le régime en fonction de ses intérêts politiques immédiats.
Ainsi, contredire la vérité officielle est un acte de pure folie, suicidaire! Cela relève de l’article 58 du code pénal soviétique: propagande antisoviétique et activité contre-révolutionnaire.
Mandelstam s’en rend compte, suite à une remarque de Pasternak au sujet de Hamlet:
moi, je feins d’être sain d’esprit pour justifier mon incapacité à agir, dans la mesure où aucune personne saine d’esprit ne ferait ce que dois faire (p.67), dit-il.
Staline a érigé une société où dire la vérité est réservé aux fous, car celui qui l’exprime risque la mort. Seul, en effet, un fou ou un désespéré s’y hasarderait…
Mais Mandelstam sent que le temps est venu pour lui d’agir: il (Staline) n’a pas cessé depuis, de tuer l’espoir, de nous pousser toujours plus profond dans un nouvel âge de glace. Il faut l’arrêter (p.69).
Mais comment se débarrasser de Staline?
Grâce à la poésie, une arme qui susciterait une prise de conscience, un mouvement d’opinion, un soulèvement, une révolte de la nation opprimée toute entière!
Je crois profondément au postulat selon lequel le noyau d’un poème renferme lui aussi un pouvoir explosif. Je suis capable de libérer ce pouvoir, je peux déclencher l’explosion si je réussis à abandonner ma raison, si je deviens assez fou, dans les deux sens du terme, pour laisser éclater le cri de la révolte coincé au fond de ma gorge (p.69), affirme le poète.
En quoi consiste ce pouvoir ?
Il s’agit du pouvoir de la vérité, vérité qui jusqu’à présent, était restée enfoui dans l’âme d’un peuple terrorisé, transformé en armée d’esclaves et de médiocres indicateurs.
Qui sait quel effet libérateur l’expression de la vérité provoquerait…
Si le poète arrive à vaincre sa peur et clamer la vérité, quoi qu’il lui en coûte, peut être que le peuple pourrait ensuite se défaire de la sienne.
Le régime n’existe et ne perdure que grâce à la peur qu’il inspire (lors de sa première visite en Pologne en tant que Pape, en 1978, Jean Paul II enjoindra ainsi la foule : n‘ayez pas peur!).
Il sera perdu le jour où le peuple n’aura plus peur de lui…
Vaincre la peur, c’est effectivement un moyen d’abattre le régime.
La poésie possède donc bien une dimension subversive réelle, ce qui explique toute l’attention que le régime porte à Mandelstam.
Le poète doit donner l’exemple, et le poème, en tant qu’ acte fondateur de la révolte, se transforme en instrument d’un réveil civique.
La révolte du poète est donc, un acte de courage impressionnant, mais aussi la manifestation d’un orgueil démesuré, le poète se prenant tout à la fois pour un prophète, un révolutionnaire, mais aussi un martyre!
Il fait également preuve de démesure et de folie, car, en appelant au sursaut et à la révolte, il signe son propre arrêt de mort.
Anna Akhmatova, bien qu’admirative ne peut cacher son inquiétude et désarroi:
Vous vous proposer de détruire Staline avec un poème!, s'écrie-t-elle (p.69).
Un poème explosant d’une vérité dont l’écho se propagera à travers le pays comme les ondulations créés par une pierre, lancée dans l’eau stagnante. Quelque chose d’aussi direct que « Le roi est nu», répond-il (p.69).
La vérité, de nature subversive car intraitable, réveillera un peuple abasourdi par plus de quinze ans de dictature féroce, et Staline lui-même ne pourra résister aux conséquences de ce réveil: la fin de la soumission. Si le peuple peut être conduit à voir le régime et le tyran tels qu’ils sont, il se soulèvera. Il ne supportera plus de vivre dans le mensonge et la crainte.
Pasternak résumera bien les conséquences d’une telle initiative:
Il vous tuera.
Le but est de sauver la Russie, pas moi, rétorque Mandelstam (p.70). Le poète, tel le Christ, s’offre en sacrifice pour sauver le peuple et la nation Russe.
Les termes du débat sont ainsi clairement posés, et sont au cœur de l’œuvre de Littell:
*a quoi sert la poésie si elle ne peut être elle-même, si elle dissimule la vérité ou s’accommode du mensonge ?
*A quoi sert le poète s’il doit surveiller son langage, et réprimer ses pensées et émotions les plus profondes, les plus authentiques, s’il doit taire les vérités criantes ?
*Un poète peut-il se cantonner dans l’anodin, lorsque des milliers de ses concitoyens sont martyrisés par un régime paranoïaque et sanguinaire ?
* un poète digne de ce nom doit-il aller jusqu’à risquer sa vie pour ne pas trahir son art ?
Voilà les questions auxquelles sont confrontés Mandelstam et ses amis, dans la Russie de Staline.
Anna tente d’échapper à cette logique, en affirmant la dernière chose dont la Russie ait besoin est la mort d’un poète de plus (p.71). Elle ne dit pas à quoi doit servir un poète vivant…
Mandelstam écrira son poème explosif…Le voici (L’épigramme à Staline, 1934, p.98):
Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,
A dix pas personne ne discerne nos paroles.
A dix pas personne ne discerne nos paroles.
On entend seulement le montagnard du Kremlin,
Le bourreau et l’assassin de moujiks.
Le bourreau et l’assassin de moujiks.
Ses doigts sont gras comme des vers,
Des mots de plombs tombent de ses lèvres.
Des mots de plombs tombent de ses lèvres.
Sa moustache de cafard nargue,
Et la peau de ses bottes luit.
Et la peau de ses bottes luit.
Autour, une cohue de chefs aux cous de poules,
Les sous-hommes zélés dont il joue.
Les sous-hommes zélés dont il joue.
Ils hennissent, miaulent, gémissent,
Lui seul tempête et désigne.
Lui seul tempête et désigne.
Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,
Qu’il jette à la terre, à l’œil, à l’aine.
Qu’il jette à la terre, à l’œil, à l’aine.
Chaque mise à mort est une fête,
Et vaste est l’appétit de l’Ossète.
Et vaste est l’appétit de l’Ossète.
Mandelstam sait que ses jours sont comptés (il se décrit comme mort, mais pas encore enterré, p.99,) mais qu’importe. Il ne supporte plus de courber l’échine, de collaborer, de feindre de prendre des mensonges pour la vérité, de vivre une vie qui n’en est plus une. Le poète ne veut plus vivre, si vivre signifie vivre soumis: il vaut mieux ne pas vivre du tout que de vivre dans l’opprobre, écrira des années plus tard Vaclav Havel (Interrogatoire à distance, éditions de l'aube, 1989).
La réaction de Nadejda (qui signifie espérance en Russe) est ambivalente:
J’étais excitée, fière et anéantie tout à la fois: excitée par son audace, fière d’être la complice de cet acte de pure défi et anéantie de voir que son instinct de survie- la sienne autant que la mienne- était en effet moribond (p.99).
Dire la vérité est devenu plus important que vivre, si vivre signifie vivre dans le mensonge.
Ce défi est un acte de désespoir, certes, mais pas uniquement. Le poète espère néanmoins que ce sera également un acte fondateur, démystificateur: en appelant un chat un chat, le peuple finira par prendre conscience dans quelle société il vit, s’insurgera contre ceux qui lui imposent ces conditions humiliantes et terrifiantes, et se soulèverez contre le régime:
C‘est un poème de vérité qui ne louvoie pas, selon Ossip. C’est un poème purificateur, qui peut permettre à la Russie de faire table rase et de repartir sur des bases saines (p.115).
Pour Pasternak, l’initiative de son ami est suicidaire, mais Mandelstam estime que l’heure n’est plus à la modération: la Russie a besoin d’un peu plus de folie et d’un peu moins de raison (p.103). Plus tard, il apostrophera ainsi son ami: vous avez vous-même soutenu que l’art était une prise de risque (p.103).
Si on est perpétuellement prudent, peut-on rester un être humain, s’interrogera à son tour Alexandre Soljénitsyne (Le Premier Cercle, Livre de Poche, 1968, p.14) ?
En effet, la véritable œuvre d’art n’est en premier lieu au service que d’elle-même, pour le bien de tous. Dès qu’elle se range derrière une bannière, cesse d’être libre et authentique, pour se muer en propagande, elle dépérit…
Aussi, l’art véritable est par essence subversif, car au service de la vérité: il se doit d ‘exprimer, de refléter l’âme humaine, et ses aspirations. Il se meurt s’il se voit contraint, condamner à soutenir la ligne d’un parti, à fortiori un parti à idéologie totalitaire.
Par définition, l’art ne peut exister en URSS.
Pour créer, il faut braver les interdits. En URSS, cette audace là se paie très chère.
Mais Mandelstam ne peut ni se taire, ni faire marche arrière, car rester amorphe, composer avec le tyran équivaut à cautionner le régime et sa politique répressive et criminelle. Voila l’aspect le plus diabolique de ce régime: il vous contraint à choisir entre rester en vie, ou devenir complice de ses crimes!
Mandelstam refuse désormais ce dilemme, et agira en poète: j’ai fini de louvoyer, dit-il à Pasternak. Quelqu’un doit écrire un poème qui dénonce la malfaisance de Staline et qui soit compréhensible par n’importe quel idiot… Quand, sinon maintenant? Qui, sinon moi? (p.104)
Le défi est également dans la nature du poète, le panache, aussi. Il faut de surcroît bien de l’orgueil pour croire qu’un poème sera en mesure d’abattre un tyran, mais il s’estime condamner au défi.
Ce geste, cependant, s’adresse aussi au aux autres poètes, afin de les inciter à faire preuve du même courage et le rejoindre dans cette lutte…
Pasternak ne le suivra pas, mais reste sensible à la témérité de son ami: je vous admire en tant que poète. Je vous aime comme un frère. Je vous souhaite une longue vie, Ossip Emilievitch (p.106).
Une jeune actrice, amie du couple Mandelstam, Zinaïda Zaitseva-Antonova, fut présente lors de la première lecture du poème subversif, et détient le seul exemplaire manuscrit, qu’elle s’empressera de livrer aux organes de sécurité, et ce, par souci de survie…
La police apprendra fatalement un jour ou l’autre l’existence de ce poème, et qu’elle était présente lorsque Mandelstam le récita pour la première fois. Soit elle prend les devant et dénonce le poète (le prix de sa propre sécurité), ou bien elle ne fait rien, et subira le même sort qui lui est réservé!
Paradoxalement, c’est au poète qu’elle en veut, et non au régime, de la mettre dans une pareille situation: Mon Dieu, qu’est-ce qui lui prend, de lire un poème pareil à des gens innocents? Il n’a pas moralement le droit de faire des autres des complices de ce qui est, après tout son crime (p.107).
Lire un poème constitue donc un crime!
La propagande du régime est particulièrement efficace: le peuple, certes, mais même certains appartenant à l’intelligentsia semblent avoir assimilé, et adopté, l’échelle des valeurs du parti.
Le crime, de fait, n’est pas d’écrire des poèmes mais de persécuter les poètes.
Assister à la lecture d’un poème n’est pas davantage un crime. Seul un régime répressif et paranoïaque peut le prétendre.
En leur livrant le poème, et donc le poète, Zinaïda devient le complice des tortionnaires et des bourreaux.
Mais tout le monde n’a pas le courage, l’inconscience de Mandelstam. En associant autrui à son acte subversif, il les condamne à subir les foudres du régime, à savoir, le goulag et la mort. Le régime ne propose à l’individu que le choix suivant: la trahison, incessante et constante, ou bien la mort.
Combien aurait le courage de ne pas trahir?
C’est en cela que ce régime est ignoble. Il pousse au crime en exploitant la faiblesse, la lâcheté humaine.
En URSS, un individu ne peut survivre que dans la honte de soi. S’il refuse de vivre dans le mensonge et l’ignominie, il sera broyé: la honte, la soumission ou la mort..
Pour se dédouaner d‘être lâche, on accuse l’individu courageux de provocation criminelle, de se conduire de manière suicidaire et irresponsable.
Ce cher Ossip ne m’a pas vraiment laisser le choix, se dit Zinaïda pour soulager sa conscience, donc je n’ai pas le sentiment d’avoir trahi sa confiance, non. De plus, il est évident que le pauvre homme essaie de se suicider. En prévenant les Organes, j’ai seulement fait ce que, au fond de lui, il voulait me voir faire (p.108).
Ainsi, elle lui rend service en le dénonçant! Logique implacable et indispensable pour rester en vie en URSS…
On fait endosser à un innocent un crime qui n’en est pas un et qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui tiennent le pouvoir, et ne tiennent qu’ à cela, et feront tout et n’importe quoi pour le conserver.
Les objections d’Anna Andreïevna concernant le poème subversif seront de natures artistiques: c’est une chose de risquer votre vie pour un poème authentique, mais c’en est une autre de mettre en danger votre vie- ainsi que votre production à venir- pour un texte polémique, lui dit-elle (p.116).
Elle estime qu’il fait de la politique, et non de la véritable poésie. Il s’agit effectivement d’un poème à caractère politique puisqu’il s’attaque au dirigeant du pays.
C’est précisément dans cet aspect là que résident son audace, et son caractère révolutionnaire. La mission du poème n’est pas seulement artistique: comme toute œuvre audacieuse, elle se veut subversive, de nature à transformer la manière dont les êtres perçoivent le monde! Le poème se veut fondateur, car destructeur.
Il s’agit de révéler au grand jour la nature du monstre, de réveiller le peuple, l’émanciper, lui donner le courage de redevenir lui-même.
L’arrestation du poète ne tardera pas…
Lorsqu’on lui demande s’il est armé, Mandelstam répondra :
Je suis armé du pouvoir explosif enfermé dans le noyau des poèmes. Je cache les poèmes en question dans mon cerveau (p.123).
Le fait même qu’il soit arrêté démontre tout le bien fondé de cette affirmation. C’est précisément parce que le régime redoute le pouvoir enfoui dans ces poèmes qu’il le persécute.
Lors de l’écrou à La Loubianka, célèbre et terrible prison moscovite, le garde inscrira dans le registre à coté de son nom: intellectuel et parasite (p.132).
Celui qui ne sert pas le régime est effectivement inutile !
Il partage une cellule avec Fikrit et Sergo.
Les conditions sont rudes, et le sommeil interdit: l’épuisement permet de débarrasser l’esprit de l’illusion bourgeoise de l’innocence. Si vous êtes là, c’est que vous êtes coupable de quelque chose (p.135), lui explique Fikrit.
Personne n’est innocent. Le parti, en fonction de ses intérêts, désignera les coupables le moment venu.
Refusant de se plier à ce simulacre de justice, Sergo est torturé, à petit feu.
Pourquoi le tuent-ils, demande Mandelstam à Fikrit? Parce qu’il refuse d’admettre qu’il est coupable, répond-il (p.135).
S’il reconnaissait les crimes dont il est accusé, il ne serait pas sauvé pour autant: le processus serait simplement moins éprouvant et douloureux pour l’intéressé.
On est en Union Soviétique, explique Fikrit. La justice socialiste triomphe toujours. Dès que Sergo aura avoué, ils arrêteront de le battre, et le fusilleront (p.136).
La justice socialiste est plus expéditive, et donc moins sadique avec ceux qui se montrent coopératifs, et jouent le jeu, font semblant, jusqu’au bout…
Si Fikrit lui-même n’avoua pas tout de suite, ce n’était pas par esprit de résistance, mais par simple ignorance. En effet, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’ on avait à lui reprocher, quelle loi il avait bien pu enfreindre! J’ai pas avoué, parce que je savais pas de quoi j’étais coupable…Les coups et le fait de pas pouvoir dormir m’ont aidé à voir la vérité, expliqua-t-il à Mandelstam (p.136-137).
Ils s’acharneront sur le prisonnier tant que celui-ci refusera de jouer son rôle, le rôle du coupable.
Une foie les aveux (fantaisistes) obtenus, ils le fusilleront sans tardé. C’est sans doute cela, la clémente justice socialiste.
Fikrit sera un coupable exemplaire, et jouera son rôle à merveille lors de son procès public. Certains procès le sont, à des fins pédagogiques: impressionner les foules, leur faire croire que la justice existe en URSS, et justifier les purges et les rafles massives en cours et à venir.
Afin que tout se passe bien, il s’entraîne: je suis en train d’apprendre les détails par cœur des aveux qu’on lui a chargé de faire pendant l’audience, précise-t-il (p.137).
Fikrit donnera ce conseil au poète: découvrez de quoi vous êtes coupables et avouez-le, et les choses seront beaucoup plus facile pour vous (p.138).
Kristoforovitch, spécialiste des interrogatoires des auteurs et artistes moscovites et qui se charge de Mandelstam, lui explique sa stratégie: l’expérience de la peur est utile au poète- elle peut lui inspirer des vers. Soyez assuré que vous connaîtrez ici la peur dans sa pleine mesure, dit-il au poète (p.140).
La peur constitue, en effet, l’outil principal pour s’assurer la collaboration de l’accusé et futur coupable. Ceux qui n’ont pas peur ne leur sont d’aucune utilité, car ils refuseront de se prêter à cette parodie de justice, et ne reconnaîtront jamais les crimes factices dont-ils sont accusés. Aussi ne cautionneront-ils pas le système judiciaire répressif et ses méthodes expéditives. Ceux-là, tels le pauvre Sergo, seront broyés, suppliciés et exterminés dans l’anonymat le plus complet.
La tentation de se laisser faire, et de jouer son rôle est donc grande.
Sauvez votre peau. Sauvez Nadejda et les autres d’un sort pire que la mort, lui conseille Kristoforovitch (p.154). En effet, si vous refusez de coopérer, ils se vengeront en s’en prenant à vos proches, et leur feront subir le sort de Sergo (on vous brisera les os, à raison d‘un par jour, p.154), sans la moindre hésitation, le moindre scrupule.
Résister ne sert donc à rien, car la douleur finira bien par pousser le supplicié à avouer tout et n’importe quoi.
Mandelstam ne peut dissimiler son indignation: vous prétendez être des bâtisseurs mais vous n’êtes que des tortionnaires, rétorque-t-il courageusement (p.154).
Pour le tortionnaire, seul l’objectif compte: vous faites une grossière erreur de calcule, répond-t-il, (p.154). Nous, les bolcheviks, vivons selon notre conscience. Nous croyions au principe selon lequel la fin justifie les moyens. Comme la fin en question est la construction du communisme, notre conscience nous dicte que tous les moyens, n’importe lesquels, sont justifiés.
Aussi, érigeront-ils le paradis sur terre, même s’ils doivent massacrer jusqu’au dernier homme pour y parvenir.
Le dictateur lui-même, s’intéresse au sort du poète et le fait convoquer dans son bureau.
Mandelstam ne peut s’empêcher de ressentir une attirance hypnotique en sa présence (p.160).
Le tyran aspire à l’immortalité et se rend compte que seul le poète peut la lui conférer, en lui consacrant une grande œuvre. Il exige que le poète s’exécute: J’aurai votre poème, Mandelstam. Si, pour une raison ou pour une autre, je ne peux pas l’obtenir, vous serez écraser sous le poids de l’état, menace-t-il (p.165). Bien que Mandelstam affirme n’être aucunement une menace pour le pouvoir soviétique (p.166), Staline le redoute néanmoins: oh si, vous êtes une menace pour le pouvoir soviétique. Quiconque refuse de se plier à la volonté de Staline risque de se plier à la volonté de ses ennemis. Il n’y a pas de terrain d’entente, pas de compromis possible: celui qui n’adore pas le sol foulé par Staline le profane (p.166).
Staline est le pouvoir, et quiconque n’est pas avec lui est contre lui, et doit être éliminé. L’ancien séminariste exige rien de moins que l’adoration. Celui qui ne se soumet pas aveuglement à lui sera livrer à l’inquisition soviétique.
Mais l’art ne se décrète pas, et Mandelstam refuse de se plier à la volonté de Staline: je suis incapable de produire du faux, dit-il. Un chef d’oeuvre dithyrambique en hommage à un tyran est effectivement inconcevable.
La poésie, au nom du vrai, du beau, doit résister, sinon, elle se corrompt, se trahi et meurt. Et si le poète n’a pas le courage de suivre ce chemin là (ce qui, dans un pays tel que l’URSS serait fort compréhensible), alors il faut renoncer à écrire et se résoudre au silence…
Staline l’épargnera, mais le condamnera à l’exile, à Voronèje, dans l’Oural, ou il composera les Cahiers de Voronèje (1935-1937)…
Il survivra à cette expérience éprouvante, mais reviendra à Moscou diminué…
De nouveau arrêter en 1938, il sera incarcéré à La Loubienka et partagera, cette fois ci, la cellule de Kristoforovitch, le tortionnaire muni d’une conscience bolchevik et qui se retrouve, désormais, du côté des ennemis du peuple. Pour être efficace, la terreur doit frapper au hasard, dira Staline (p.177).
Mais l’époque des interrogatoires était révolue.
Les temps nouveaux, la guerre menaçant, exigeaient des mesures plus expéditives encore…
On raflait, on accusait, puis on condamnait…
Lors d’une seconde rencontre, Staline avouera ceci au poète: ma campagne contre les ennemis potentiels doit être guidée par le principe que l’innocence n’existe pas (ce principe lui avait été inculqué par son père, qui le battait). Pas dans ce monde. Sur les cent cinquante millions de Russes, chacun jusqu’au dernier, à l’exception de ma sainte mère, est coupable de quelque chose (p.309).
J’étais un ennemi du peuple, écrira Ossip à Nadejda, (p.310), un saboteur, un agent de Boukarine, lui-même discrédité et exécuté. Il ne restait plus qu’à déterminer le châtiment approprié à mes crimes imaginaires.
Il sera condamné à cinq ans de travaux forcés en Sibérie.
Dans la mesure ou il était physiquement très diminué, il s’agissait bel et bien d’une condamnation à mort…
Il mourra en détention le 27 décembre 1938.…
En évoquant cette terrible décennie, et la vie en URSS, Anna dira ceci :
Et l’humiliation et la douleur. Une humiliation sans fin, une douleur sans fin…(p.325).
Comment vivre lorsque vivre, vivre dignement devient impossible, lorsque le personnage que l’on fut contraint de devenir- celui qui compose avec le mensonge, pactise avec le système, et accepte toutes les compromissions pour survivre- nous devient insupportable?
Que doit-on faire?
Que peut-on faire?
Reste-t-il une autre solution que le suicide, qu’il soit actif (dire la vérité et être liquidé par les organes répressifs) ou passif (se supprimer) ?
Peut être que la folie est le seul et dernier recours…
Dans l’épilogue du livre, Nadejda livrera ceci à propos de son époux :
Quand j’y repense, je me rends compte que, pendant de longues périodes, Mandelstam trouvait refuge dans la folie pour échapper à la terreur (p.330).
Ce régime abominable aura accompli le terrible exploit de transformer en crime la noble ambition de devenir un être humain à part entière, et de vivre décemment et dignement.
Mandelstam sera réhabilité, enfin, par ce même régime soviétique (dirigé alors par Gorbatchev) le 28 octobre 1987, quelque cinquante ans après sa mort…
Mais l’histoire lui rendit justice, ainsi qu’à toutes les autres victimes: ce régime criminel sombrera et disparaîtra le 12 décembre 1991...
(la photo du NKVD est de 1938, lors de la seconde arrestation de Ossip Mandelstam)
(L’hirondelle avant l’orage, Editions Baker Street, 2009. Traduit de l’américain par Cécile Arnaud.
Titre original The Stalin Epigram, Simon & Schuster, 2009)
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